37
4 août. 17 h 45.
Sous les yeux admira tifs de Ferdinand, Clément installe, avec une précision d’horloger,
son dispositif de sabotage sur le transformateur. Il met exactement sept
minutes, consulte sa montre, puis, tranquillement, de tout son long, il s’étend
dans la fougère et allume une cigarette. Ferdinand va parler ; d’un geste,
Clément lui fait signe de se taire.
17 h 55. Le
sergent Klein et le jeune Garros, accompagnés de Lucien, le troisième homme, viennent
de repérer la chicane et ses six gardiens. Klein a fait comprendre au guide que
tout allait bien et qu’il n’avait plus qu’à se terrer et attendre.
Klein et Garros sont en
surplomb, dissimulés par d’épais buissons. Leur position est idéale, d’autant
que les Allemands ne se méfient pas. Quatre d’entre eux font les cent pas, les
deux autres sont assis sur le bloc de ciment et bavardent. Klein avait l’intention
de balancer des grenades. En découvrant la situation, il change son projet, prend
sa carabine et s’installe dans la position du tireur couché. Garros comprend
instantanément et l’imite.
17 h 57. À
cinq mètres les uns des autres, progressant avec la souplesse et l’agilité de
félins, Thomé et ses huit « zazous » se placent aux postes qui leur
ont été désignés sur le plan. Briguet contourne et installe son fusil
mitrailleur. Thomé parvient à se dissimuler d’arbre en arbre jusqu’à sept ou
huit mètres à peine du perron sur lequel veille une sentinelle inattentive, l’arme
à la bretelle.
À plat ventre, à l’abri
du tronc d’un gros cèdre, Thomé observe l’Allemand. Le jour n’est pas
entièrement tombé, mais le ciel est tellement bas et épais qu’à l’intérieur de
la Kommandantur chacune des pièces occupées est allumée.
Thomé est fasciné par l’homme
de garde. De lourdes gouttes de sueur perlent sur son front, imprègnent ses
sourcils qu’elles imbibent avant de suinter sur ses yeux. À plusieurs reprises,
le lieutenant essuie son visage à l’aide du lambeau de parachute qui lui
entoure le cou. Thomé constate la moiteur de ses mains ; son angoisse s’accroît.
Cette angoisse ce n’est
ni la peur de la mort ni l’imminence du combat qui la provoquent. Seulement, deux
minutes avant l’action, le lieutenant Thomé constate qu’il est moins inexorable
qu’il ne l’avait présumé.
Il avait projeté de
bondir sur la sentinelle par-derrière et de lui enfoncer sa dague dans une
veine jugulaire – geste que, à l’entraînement, il avait cent fois répété
sur des mannequins de son.
Mais il vient de
réaliser qu’il en sera incapable, et il se demande s’il y a lieu d’en être fier
ou honteux.
Thomé dégoupille une
grenade, la conserve dans sa paume dont la moiteur s’est encore accentuée. Serrant
la cuiller afin de prévenir le déclenchement, le lieutenant Thomé demeure tapi,
les yeux rivés sur la trotteuse de sa montre : il attend le fracas
lointain que doit provoquer l’attaque du transformateur.
L’explosion se produit
avec deux secondes d’avance. Alors Thomé ouvre la main, libérant la cuiller, compte
lentement jusqu’à quatre, lance l’engin qui atterrit aux pieds de la sentinelle
et explose au moment précis où touche le sol.
L’homme s’effondre, déchiqueté.
Une mare de sang s’étend sur le perron, trouve le chemin d’un dalot par lequel
elle s’écoule.
Simultanément les sept « zazous »
ont bondi et balancent des grenades par toutes les ouvertures. Ils sont
ahurissants de précision, aucun ne rate son coup. Après les premières
explosions, ils ont resserré leur cercle au tour de la bâtisse. Quatre Allemands
affolés tentent une sortie. Ils sont couchés par le fusil mitrailleur de
Briguet.
Si Thomé n’avait pas
hurlé : « Halte au feu ! », les parachutistes auraient continué
jusqu’à épuisement de leurs grenades (ils en avaient chacun une vingtaine). Sur
l’ordre de leur lieutenant, tous arrêtent leur jet. Un silence oppressant s’abat
sur la bourgade. Dans leurs oreilles, les « zazous » gardent un long
moment le sifflement lugubre causé par l’ampleur du fracas qu’ils viennent de
provoquer.
Une lourde fumée
grisâtre s’échappe par toutes les issues du bâtiment. Puis une odeur
pestilentielle saisit les parachutistes – l’odeur de la poudre, du sang, du
carnage, de la mort.
« Sortez tous de là,
sans armes, et les mains en l’air », hurle Thomé en français.
Le lieutenant perçoit au
premier étage un flottement. Des bribes chuchotées, un conciliabule hâtif ;
enfin une voix répond :
« Kamarads, monsieur !… Tous kamarads ! » Le timbre de la voix vibre sous la panique. Dans ces
quatre mots, l’Allemand vient de faire éclater toute la peur du monde. Étrangement,
Thomé a pitié. Il conserve pourtant l’arrogance des vainqueurs.
« Ça vient ? gueule-t-il.
Sinon je reprends le tir.
— Pas possible, monsieur,
reprend la voix terrifiée Escalier kaputt. »
Sur la gauche de Thomé
retentit un formidable éclat de rire. C’est le petit Le Nabour dont les nerfs
se relâchent.
« André, bon sang !
Tu te crois aux bains de mer ! braille le lieutenant. Couvrez-moi, je vais
jeter un œil. »
Thomé sait que ses
hommes l’observent. À dessein il marche droit, calme, à découvert. Il gravit
les marches du perron, enjambe le corps de la sentinelle et pénètre dans le
bâtiment avec la désinvolture d’un promeneur du dimanche.
À l’intérieur, sorti du
champ visuel de ses « gosses », le lieutenant bondit à l’abri. Reprend
une attitude prudente et méfiante, sa mitraillette prête à tirer. L’odeur
écœurante le suffoque, l’intensité de la fumée brûle ses yeux. Les larmes glissent
sur ses joues ; dans la semi-obscurité il constate qu’effectivement l’escalier
de bois s’est effondré. Il jette un bref regard dans le poste de garde, aperçoit
quatre corps en charpie.
« André, Guy, rejoignez-moi ! »
crie le lieutenant vers l’extérieur.
Les deux parachutistes
arrivent en courant. Thomé leur chuchote :
« Tirez le gros
buffet au milieu de la pièce. La seule chose qu’ils puissent tenter c’est de
nous balancer une grenade.
— Pensez-vous, ils
pissent dans leur froc », raille Le Nabour.
Thomé lui jette un
regard sévère, le petit André se précipite sur le buffet.
« Y a-t-il un
officier vivant là-haut ? » hurle Thomé. Une voix grave et emphatique
se fait entendre, cette dans un excellent français :
— Capitaine Emmunt,
commandant la 11e compagnie marche. Je suis indemne.
— C’est bon, sautez
le premier, et que les hommes valides vous suivent un par un. » Bêtement
la voix reprend : « C’est haut. »
L’officier allemand se
rend compte instantanément de la puérilité de sa remarque ; il ajoute aussitôt :
« Je saute, ne
tirez pas. »
Le capitaine allemand
apparaît dans l’encadrement de la porte déchiquetée qui donne sur un vide de
trois à quatre mètres. Il est botté, impeccable, il a rajusté sa tenue et
coiffé sa casquette, il se tient debout, s’apprête sauter. Puis il se ravise, s’assoit
sur le sol, les jambes dans le vide, et enfin se décide, après avoir pris appui
sur la paume de ses mains. Thomé, André et Guy ont souri, amusés. L’officier
allemand se reçoit gauchement et tombe à quatre pattes. Il se relève
visiblement vexé, époussette ses coudes et ses fesses, toise Thomé et déclare :
« Êtes-vous une unité régulière ?
— Lieutenant Thomé,
3e R.C.P. », concède l’officier parachutiste.
L’Allemand se fige au
garde-à-vous, claque les talons et salue longuement. Solennel, il reprend alors :
« Afin d’épargner la vie de mes hommes, je choisis de capituler. »
D’un geste grandiose, il
ouvre l’étui de son pistolet, extrait précautionneusement le Parabellum 9 mm
dans un mouvement qui démontre avec évidence qu’il ne va pas chercher à s’en servir,
puis tend l’arme à Thomé en la tenant par le canon.
« C’est pas vrai, il
se croit au ciné, lance Le Nabour.
— T’as raison, il a
dû voir jouer La Grande Illusion », surenchérit Richard.
Le visage de l’Allemand
s’empourpre.
« Lieutenant, je
proteste. Je me considère comme prisonnier de guerre. Je suis officier. Il est
inadmissible que vos hommes se permettent des sarcasmes à mon égard.
— Désolé, mon vieux,
réplique Thomé, nonchalant, mais le temps nous manque pour jouer aux honneurs
militaires. Allez, dehors ! On va s’occuper de toi selon un rite
sacramentel. »
Se tournant vers
Guichard il ajoute :
« Va chercher
Bellon et Galano. Occupez-vous des boutons de braguette et des bretelles. Ce
con d’abord. Après, les autres, au fur et à mesure.
— Vous êtes indigne
des galons que vous portez, jette l’Allemand, outré, en passant la porte.
— Au suivant !
Ça descend ? » hurle Thomé.
Un premier homme saute.
À l’extérieur, Bellon a
fait valser la casquette de l’officier, lui a ordonné d’ôter sa veste puis, de
sa dague de commando, coupe ses bretelles.
L’Allemand continue à
débiter un chapelet de vociférations indignées qui atteignent leur paroxysme
lorsque Bellon commence à déboutonner les boutons de sa braguette. Il se recule
horrifié.
« Mon lieutenant, gueule
Bellon, je crois qu’il a peur que je lui coupe la queue.
— Arrêtez de m’emmerder !
Tenez-le et finissez-en. »
Galano attrape l’officier
par-derrière ; Bellon, calme et ravi, coupe soigneusement tous les boutons
de braguette de l’Allemand ; alors Galano lâche sa prise.
Éructant, grotesque, tenant
de ses mains son pantalon ouvert, le capitaine de la 11e compagnie
de marche hurle, à bout d’insultes :
Kommunistes ! »
Il sont
une soixantaine à subir le même sort. Une quarantaine de morts et une vingtaine
de blessés sont momentanément laissés sur place. Les F.F.I. et les F.T.P. arrivent
à bord de deux vieux camions à gazogène. Les armes sont transportées sur les
véhicules ; les résistants récupèrent effectivement de quoi équiper deux
compagnies.
Thomé est sur le point
de donner l’ordre de décrochage, lorsqu’un gamin d’une douzaine d’années arrive
à bout de souffle :
Les S.S. ! hurle-t-il.
Avec des tanks. Ils arrivent de Landerneau. »
Thomé peste contre le
temps qu’il vient de perdre. Il prend une décision instantanée. Il faut freiner
la colonne ennemie pendant un quart d’heure au minimum, pour permettre aux
camions d’armes de trouver un refuge. Le lieutenant a un regard vers le
troupeau burlesque des prisonniers qui tiennent leurs pantalons.
« Poussez-les jusqu’à
la chicane, ordonne-t-il. Ils vont nous servir de boucliers, ça nous donnera le
temps de prendre position sur les talus de chaque côté de la route. De là, on
balancera des gammon-bombs. »
Les gammon-bombs, arme
typiquement S.A.S., étaient constituées d’une boule de plastic surmontée d’une
bonnette détonateur. Les Français avaient amélioré l’efficacité meurtrière de
ces engins en truffant le plastic de boulons, clous, fragments de chaînes de
vélos, ou toute autre parcelle de métal. Il est arrivé fréquemment qu’une
vingtaine d’hommes soient tués par l’explosion d’une seule gammon-bomb.)
Leur capitaine en tête, les
prisonniers marchent sous la menace à travers la rue qui conduit à la sortie du
bourg. Lorsqu’ils parviennent à la chicane, le gronde ment lointain de la
colonne motorisée croît, sourd et lancinant.
Thomé ordonne au
capitaine allemand :
« Vous allez vous
trouver au centre d’un feu croisé. Un faux geste de l’un de vous et je
déclenche le tir. Tenez-vous avec vos hommes devant la chicane. Quand j’attaquerai
le convoi, et seulement quand j’attaquerai le convoi, faites pour le mieux, essayez
de vous mettre à l’abri. »
La colonne s’approche
lentement. En tête, deux auto mitrailleuses ; derrière, quatre camions ;
en queue, une automitrailleuse.
Dès que le troupeau est
pris dans le faisceau des premiers phares, courageusement, le capitaine
allemand lève les bras qu’il croise au-dessus de sa tête pour prévenir l’embuscade.
Son pantalon tombe en tire-bouchon sur ses genoux. Il se penche, se relève, et
recommence trois fois l’opération.
Le S.S. de l’automitrailleuse
de tête ne comprend rien à cette étrange « pantalonnade ». Il
poursuit sa progression. Dès que le premier véhicule arrive à sa hauteur, Thomé
lance une gammon-bomb qui atteint son but avec précision. L’automitrailleuse s’immobilise.
La colonne est bloquée. Provoquée par la surprise, la panique est immédiate et
totale.
Courant comme des
lièvres sur les talus, les parachutistes trouvent les points desquels ils
pourront lancer leurs engins avec efficacité. Trois nouveaux véhicules sautent.
Du combustible se répand et s’enflamme. Les prisonniers essaient de courir, s’entravent
dans leurs pantalons, tombent, se relèvent, cherchent désespérément un abri qui
n’existe pas. Les S.S. ne comprennent rien. Ils ne parviennent pas à situer l’ennemi ;
seuls quelques-uns d’entre eux tirent à l’aveuglette, complètement désemparés. Un
des camions tente de doubler les véhicules en feu. Il y parvient, dangereusement
penché, ses deux roues de gauche sur le talus. Le véhicule arrive à s’engager
dans la chicane : il est stoppé par une balle qui a sectionné le fil du
delco. Une gammon-bomb atterrit le plateau arrière ; elle tue ou blesse
grièvement la totalité des occupants. Paul Lehir, le mécano, se précipite, ouvre
le capot, constate immédiatement la raison de la défaillance du moteur. Avec un
courage et un sang-froid extraordinaire, il extrait de la boîte fixée sur le
marchepied les outils qu’il juge nécessaires et se met à bricoler les fils
pendant que, rageur, le combat se poursuit autour de lui.
En moins de deux minutes,
le moteur tourne. Thomé a observé le patriote, il hurle : « Tout le
monde au camion de tête ! On taille la route. »
Les parachutistes se
précipitent, bondissent sur le plateau du camion, atterrissent sur les corps
des morts et des blessés allemands.
« Tu peux y aller !
crie Thomé. On est tous là. » Le camion s’ébranle, tandis qu’à l’arrière
les « zazous » lancent dans de formidables jets leurs dernières
grenades, puis tirent à la mitraillette, protégeant leur traite.
Le camion prend de la
vitesse dans la rue principale de Daoulas. Il s’engage, après avoir contourné
le liage, sur la route secondaire qui conduit à Saint-Urbin.
Les S.A.S. jettent alors
les corps des Allemands par-dessus les ridelles. Thomé constate la présence de
quatre blessés. Il fait arrêter Lehir ; précautionneusement les S.S. sont
déposés sur le bord de la route.
À Landerneau, dans la
nuit, le capitaine Emmunt se tient au garde-à-vous devant le major commandant
le trois compagnies de S.S. Il n’a trouvé qu’un bout de ficelle pour maintenir
son pantalon dont la braguette bâille. Il n’a pas pris le temps de déboutonner
les bretelles sectionnées qui pendent sur ses fesses et ses cuisses. Le major
écoute les explications oiseuses de son subordonné. Il se cantonne dans un
mépris caustique et indifférent.
« Avez-vous au
moins une idée précise de leur effectif ? interroge-t-il.
— Précise ?… Dans
la violence du combat c’était impossible à évaluer, ment Emmunt. Mais je pense
qu’ils devaient être au moins un bataillon à encercler Daoulas. C’est de la
logique pure ; ils n’auraient jamais osé nous attaquer sans être certains
d’un appui considérable. C’est la raison qui m’a poussé à capituler : la
disproportion des forces en présence était beaucoup trop considérable pour
tenter quelque résistance sans encourir un massacre. Vos troupes d’élite en ont
fait elles-mêmes l’expérience quelques instants plus tard.
— Un bataillon
parachutiste ? lâche le major songeur. Évidemment.
— Peut-être une
division dans la région, surenchérit le capitaine. À mon avis, la presqu’île
est infestée d’ennemis dont la mission est sans conteste le siège de Brest. »
Les deux officiers allemands
étaient-ils sincères ? Un fait est certain. C’est qu’ils ne firent rien
pour endiguer les bruits qui commencèrent à se répandre selon lesquels une
énorme concentration de parachutistes se tiendrait dans le triangle formé par
les axes Brest-Lesneven, Lesneven-Landerneau et Landerneau-Brest.
Si cette thèse apaisait
l’orgueil meurtri des deux chefs, elle fit souffler, par contre, un vent de
défaitisme sur les diverses unités allemandes cantonnées dans ce périmètre.
Les parachutistes
français qui avaient créé cette panique étaient au nombre de soixante-seize.